Chapitre 4

La bataille de Bois Pentus

En équilibre sur la plus haute branche du plus grand arbre de la forêt, Gnük contemple, ébahi, les princes flotter dans les airs. Il est difficile d’impressionner Gnük, lui qui arpente le monde depuis des siècles. Il a vu et vécu une multitude d’événements incroyables : la guerre des Gardiens qui marqua la fin de l’Age des géants et le début de l’Age des Hommes, la cité des dragons sur le flanc des canyons d’albâtre du continent rouge, la prison de corail renfermant le Gardien des Larmes sur la mer de la tranquillité… Autant de souvenirs extraordinaires en mémoire, et pourtant, le petit fétiche continue d’être étonné par ce monde. Il ne lâche pas du regard le frêle aéronef qui descend doucement en direction de la forteresse.

Le planeur s’approche de la tour, mais beaucoup trop vite. Gnük sent le danger arriver et préfère se cacher les yeux. Mais aucun fracas ne retentit. Gnük soulève une main et du coin de l’œil, découvre les deux princes suspendus dans le vide, la toile de soie enroulée sur une gargouille. Gnük est soulagé, mais le répit est de courte durée. Des entrailles de la tour, une puissante colonne d’air s’échappe dans un cri strident, elle s’élève jusqu’aux nuages noirs qui s’enroulent autour d’elle. En pénétrant sur ses terres interdites, les princes ont déclenché la colère du sombre souverain.

La toile s’effiloche, se distend sous le poids des deux aéronautes. Stéphane voit le sol se rapprocher d’eux tandis que la tornade sifflante commence à faire vaciller les cordages.

  • Ça va lâcher… !

Les filaments de la toile se déchirent un à un, qui finit par céder. Les princes laissent échapper un cri d’effroi dans leur chute.

  • Aaah… !

Et les voilà assis aux pieds de la tour. Sans une égratignure. Jérémy s’inspecte rapidement pour vérifier que tous ses membres sont à la bonne place. Sous le vacarme du vent, Jérémy doit hurler pour se faire entendre.

  • Quelle chute… ridicule ! On a été littéralement « déposés » au sol. Stéphane tu es entier ?
  • Oui, oui… je crois. Le Prince est fixé sur la tornade qui émane de la tour. Qu’est-ce que c’est que ça ?

Les princes se relèvent maladroitement surpris par les rafales générées par le cyclone. Le spectacle est aussi grandiose qu’effrayant. Une colonne noire comme du charbon tourbillonne puissamment sous leurs yeux. Jérémy scrute le ciel à la recherche de son dragon, et derrière l’épaisse couche de suie qui recouvre le ciel, il perçoit la silhouette de Dendedémon. De toute ses forces, il exhorte le dragon de le rejoindre.

  • DENDEDÉMON !! JE SUIS LÀ MON GROS DESCEND !!!

Tout en continuant de voler en cercle, le dragon se tourne vers son maître. Stéphane perçoit une lueur glaciale émanant de ses yeux lui donnant un aspect fantomatique.

  • Regarde ses yeux !
  • C’est un charme de soumission. De la très vieille magie, il n’y a plus que les livres qui en font état. Ce sort ne peut subsister sans son auteur, alors où se cache le mage ? MONTRE TOI SORCIER !

Aux mots du Prince Jérémy, la tempête se dissipe et le bruit assourdissant du vent s’évanouit. Le calme est revenu sur la place forte, et seuls les battements d’ailes de Dendedémon viennent troubler un silence glaçant. Les princes attendent, guettent le moindre bruit trahissant la présence de l’ensorceleur. Un souffle étouffé émane de la tour. Puis il s’éteint… et souffle de nouveau. Au travers de ce larynx de pierre, une respiration se manifeste, une voix maligne et insidieuse résonne.

Je suis LÀ… je vous VOIS… je vous ENTEND… je vous SENS…

Jérémy est pris d’une torpeur. La voix est profonde, sombre, presque inhumaine.

  • Qu… qui es-tu démon ?
  • Je suis… celui qui fait et défait, Prince des montagnes…celui qui donne et qui reprend, celui qui a forgé le monde, et à qui le monde a tourné le dos, me laissant seul avec ma haine et ma colère…

Puis je suis devenu le néant… j’annihile tout ce que j’exècres, tout ce que je fuis, tout ce qui envoûte et qui pervertit. Et je veille à ce qu’aucune âme n’éprouve aucun sentiment, de quelque sorte…

Jérémy ravale sa salive. La chose le terrifie, elle s’immisce dans son cerveau.

  • Pourquoi as-tu envoûté mon dragon ? Que veux-tu ?
  • Je dégustais l’âme indélicate d’un prétentieux fureloup quand j’ai senti un parfum envahir mes narines. Un parfum angoissant… répugnant… Elle émanait de ce dragon, ton fidèle compagnon ! Je l’ai conduit jusqu’à moi, pour abréger ses souffrances…
  • De quoi tu parles ? Quelles souffrances ?
  • Sa dévotion à ton égard, son abnégation totale qui le ronge au plus profond de son âme…
  • Tu… tu te nourries des … sentiments ?
  • Des sentiments…

Stéphane susurre à demi-mot.

  • Il est complètement allumé …
  • Mais une odeur encore plus nauséabonde a envahi cette forêt. Un relent putride grandissant et puissant, impossible d’en échapper ! J’ai craché mon souffle envoûtant jusque dans les tréfonds de la forêt. Mais en vain. Les âmes qui la colportent n’obéissent pas à mon commandement… Par chance, le dragon portait sur lui une infime partie de cette odeur, qui le liait à la source de mes maux. Alors j’ai sacrifié mon repas pour attirer ces âmes jusqu’à moi.

Les princes sont piqués au vif par les révélations du roi. Chacun cherche dans le regard de l’autre une réponse à la question qui leur brûle les lèvres. Aucun des deux ne disant mots, Jérémy questionne le souverain invisible.

  • Et quel est ce sentiment insoutenable ? Plus fort que la fidélité de Dendedémon, justifiant ta manœuvre perverse ?
  • Le pire de tous… le plus destructeur. Il altère profondément l’esprit, il rend aveugle l’ensorceleur et l’ensorcelé, il occulte la raison et fait souffrir quiconque en est épris. L’Amour est la plaie que je panse depuis la nuit des temps.

C’est bien cela dont il est question. Les princes ne nient plus. Cette sensation bizarre qui les suit depuis le premier jour, qu’ils ne peuvent nommer, c’était ça. Mais le temps n’est pas aux explications, ce sentiment fraîchement né, est déjà menacé de disparaître. Le roi maudit veut mettre un terme à cette hémorragie.

  • Vous voyez ? Il vous a déjà rendu aveugle. Il vous a suivi, tapis dans l’ombre, il vous a trahi en vous entraînant jusqu’ici. Mais ne soyez pas inquiet mes très chers princes, je vais vous débarrasser de ce parasite qui vous ronge, vous n’avez rien d’autre à faire que d’écouter ma voix…

Le vent se lève dans la clairière, le roi est prêt à souffler son chant maudit. Stéphane ne perd pas un instant, il se place entre le larynx de pierre et son prince, s’ancre au sol et brandit son épée.

  • Tu veux mon Amour ? Alors vient le chercher je t’attends !
  • Ahahahahahah !!! Petit roitelet des collines, que crois-tu faire avec ta lame ? Penses-tu pouvoir fendre le vent ?

Le vent se concentre à travers la porte de la tour devant laquelle Stéphane fait front. Un sifflement aigu précède une bourrasque qui percute le prince. Stéphane encaisse le coup de bélier sans broncher. Jérémy, à l’abri de son protecteur, concentre son attention sur son dragon ; le combat du roi semble affaiblir l’envoûtement de Dendedémon. La lueur spectrale de ses yeux se dissipe, Jérémy ne lâche pas son ami des yeux, attendant le moment où leurs regards vont se croiser. La déflagration attire l’attention du dragon, et dans un très court instant, il dévisage son maître.

  • DENDEDÉMON !

Le dragon stoppe sa ronde effrénée d’un grand battement d’ailes. Il pousse un cri déchirant de joie et de stupeur. Son esprit libéré, il fonce vers les princes et atterri au beau milieu de l’arène. Dendedémon sent la présence hostile du roi maudit, à son tour, il fait front devant les princes, les ailes brandies, la queue prête à balayer le moindre ennemi. Son goitre se gonfle, il triple de volume, et de sa gueule aux crocs tranchants, jaillit un long et terrifiant hurlement. Le son grave et rocailleux est suffisamment puissant pour couvrir le bruit assourdissant du vent maudit. Le prince Stéphane, surpris par le vacarme, protège ses tympans en lâchant son épée. Le goitre du dragon s’irise, de chaque interstice de ses écailles, une vive lumière blanche apparaît. Jérémy hurle aux oreilles de Stéphane.

  • PRÉPARE-TOI ! IL VIENT JUSTE DE S’ÉCLAIRCIR LA VOIX ! ÇA VA SECOUER !!!

Le second cri jaillit de la gorge illuminée du dragon. Le hurlement bestial se transforme en une onde de choc dévastatrice qui percute chaque recoin de l’antre du roi. Les pierres éclatent sous la puissance du souffle, les arbres se tordent et plient comme des roseaux, une houle se forme à la surface du lac et les vagues submergent le rivage, l’eau noire pénètre jusque dans l’orée du bois. La tour est ébranlée par la colère du dragon, les sculptures saillantes du Pérétos se décrochent de leurs socles et se brises en mille morceaux sur le sol. Le dragon s’essouffle. Le calme revient progressivement dans la clairière. Dendedémon se tourne devant les princes en poussant un petit cri de satisfaction. Stéphane et Jérémy sont restés accrochés l’un à l’autre pendant la tempête. Ils reprennent leurs esprits, et pendant ce court instant de quiétude, se regardent en souriant. L’un et l’autre se comprennent, le moment est choisi, pour sceller leurs sentiments. Et sous la protection de leur gardien, ils s’accordent leur premier baiser. L’instant dure une éternité, et ils savourent chaque fraction de seconde, car la menace est toujours présente, ils le sentent.

La tour du roi ébranlée par le dragon, respire à nouveau. Le vent se lève, et le souffle du roi jaillissant finit par faire effondrer la tour. Dans le tumulte des pierres plongeant dans les abysses du lac, la voix d’outre-tombe du roi, affaiblie, proclame.

  • Maudite créature… maudits roitelets… maudite forteresse… Je vous…. MAUDITS !!! TOUS !!! Aargh… Vous m’aurez privé de tout, jusqu’à mon dernier bastion… J’ai trop donné à ce monde, j’aurais dû le laisser en proie au chaos et au néant ! …. Aaargh… Mais je garde mon dernier souffle pour vous mes chers princes… Mon cadeau pour votre vie future… Ma dernière offrande à ce monde… ÉCOUTEZ MA DOULEUR !

La voix change d’octave, et l’air se glace autour des princes.

Et portés par leur asservissement,
Les princes marchèrent à travers bois,
Laissant derrière eux ce relent,
Ce lien brûlant défiant ma voix,
Suivant le cracheur de flammes errant,
N’obéissant plus à mes lois.
Chers princes, j’en fais le serment,
Votre Amour sera toujours là.
Mais par la seule force du temps,
La mélancolie vous noiera
Dans les abîmes du néant.

Hahahahaha ………

Le rire sinistre déclenche une brève bourrasque d’air froid qui vient mourir en ondulation sur le lac noir. L’atmosphère s’apaise, les deux princes attendent la suite. Mais le larynx de pierre n’émet plus un son. Jérémy est blême. L’écho du spectre résonne encore à ses oreilles.

Stéphane enlace le Prince. La malédiction du roi les a profondément meurtris. Jérémy sort de sa torpeur et plonge son regard dans celui du Prince.

  • Rentrons chez nous maintenant…

Stéphane sourit à Jérémy et lui répond l’air malicieux.

  • D’accord mon prince. On va chez moi ou chez toi ?

Et à dos de dragon, les deux princes amoureux s’éloignent du gisant du roi maudit pour regagner les collines du roi Stéphane, et essayer d’oublier ses dernières paroles funestes.

Fin du quatrième chapitre